01/10/2014 | Théorème triste
La personne photographiée ci-dessus n'a rien à voir avec cette histoire...
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Une femme se souvient que son père pouvait dire parfois cette phrase terrible : « Mieux vaut élever des cochons que des enfants, au moins ça rapporte ». Ce ne sont pas que des mots. Il y a là beaucoup plus qu’un simple jeu sur le terme « élever », qui peut se référer d’un côté à la sphère de l’éducation, et de l’autre côté au domaine de l’élevage. C’est l’expression d’un regret — les enfants ne rapportent rien — qui équivaut à un aveu : ils devraient rapporter, parce qu’il ne faut pas croire que la vie leur a été donnée sans aucune condition particulière, ni que l’existence leur a été octroyée sans contrepartie. Le mal qu’on se donne pour eux devrait bien un jour rapporter quelque chose. L’éducation est un investissement comme un autre, dont on devrait à terme retirer du bénéfice. La filiation est alors considérée comme une transaction. En même temps, la phrase du père comporte un aspect fortement provocateur, en ce qu’elle cherche à comparer les enfants et les cochons. Mettre sur le même plan l’enfant et l’animal, c’est faire violence à la représentation de l’humanité dans la personne de l’enfant. C’est une atteinte difficilement supportable à l’encontre de l’image de sa fille — et précisément à l’encontre du sentiment de son corps. L’adolescente à qui son père reproche de ne pas être rentable se trouve aussitôt reléguée dans des zones inférieures, comme si sa valeur était estimée à l’aune de ce que valent économiquement les bêtes. La mort n’est pas absente du discours, dans la mesure où chacun sait que les porcs « rapportent » pour autant qu’on les tue. Si l’élevage des cochons vaut la peine qu’on s’y adonne, c’est parce qu’on peut tirer profit de leur abattage. La comparaison entre les enfants et les porcs pousse donc implicitement les uns et les autres du côté d’un projet lié à la mort. En attendant, ce sont les mots qui tuent. La phrase, prononcée de temps en temps, brise quelque chose dans l’univers émotionnel de la jeune fille. Elle la blesse non seulement dans la représentation qu’elle a d’elle-même, mais aussi dans son cœur — comme si le père avait tenu à signifier à sa fille que l’amour n’était pas ce qui fondait sa relation à elle. Nous retrouvons les éléments de notre théorème triste : quand l’amour fait défaut, le don est absent ; et là où le don est absent, la dette règne sans partage.
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Bernard Lempert, philosophe, disparu en mai 2010. Comme ça dans la rue.
Tout le texte: Unedettepourlavie
02:50 Publié dans Oyrd Halls | Lien permanent